La mobilité active peut-elle soutenir les commerces liégeois ?

Rencontre

La mobilité active peut-elle soutenir les commerces liégeois ?

Le 27 juin dernier, nous avons eu la chance de recevoir à Liège, à la Ruche des Bayards, l’ingénieur et chercheur lillois Mathieu Chassignet. Il s’intéresse aux questions de mobilité[1], et tout particulièrement aux questions de mobilité active en (centre-)ville.

Au travers de 4 constats posés par Mathieu Chassignet, nous avons pu obtenir des éléments de réponse à la question suivante : La mobilité active peut-elle soutenir les commerces liégeois ?

La plupart des clients du centre-ville vivent à proximité du centre-ville

A Lille, à Nancy, et à Nantes, une enquête a montré que respectivement 63%, 57% et 53% des client·e·s proviennent de la ville même.

La plupart des clients viennent à pied, et peu en voiture

Toujours à Lille, à Nancy, et à Nantes, l’enquête a cherché à connaitre le moyen de transport des client·e·s du centre-ville. Il s’avère qu’à Lille et à Nantes, lors de l’enquête, uniquement 21% des client·e·s sont venu·e·s en voiture. À Nancy, les répartitions sont les suivantes :

Focus sur les clients

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On constate que le moyen privilégié est la marche, suivi de la voiture, du vélo, et enfin, des transports en commun.

Le chercheur a comparé la taille de la ville en population avec les habitudes de transport de leurs usager·ère·s :

Part modale voiture parmi les clients du centre-ville en fonction de la population

Ainsi, à Saint Omer, une plus petite ville française (13.000 habitant·e·s) : 60% des client·e·s viennent en voiture, contre 38% à pied. La part modale de la voiture est donc inversement proportionnelle à la population de la ville : moins la ville est peuplée, plus les client·e·s viennent en voiture.

 

 

 

Les client·e·s réclament des espaces apaisés et moins de voitures

Les personnes fréquentant la ville de Lille ont eu à répondre à la question « Selon vous, quelle serait la mesure prioritaire pour améliorer l’attractivité des commerces en centre-ville ? ». Les réponses données sont les suivantes :

Mesure pour améliorer l'attractivité du centre-ville

On peut observer un diagramme assez bien réparti ! Dans l’ordre d’occurrence, les solutions sont : faciliter la circulation et le stationnement automobile (23%), végétaliser (18%), des transports en commun gratuits, des transports collectifs plus efficaces, des trottoirs plus larges et moins encombrés, faciliter l’accès et le stationnement vélo et enfin, réduire les nuisances du trafic motorisé. Ainsi, on constate que seul 23% des personnes enquêtées jugent prioritaires d'améliorer l'accès au centre-ville en voiture, et que la plupart des autres mesures visent à améliorer la qualité des espaces publics et à obtenir plus de place pour les modes alternatifs à la voiture.

À Rouen, une enquête a cherché à connaître les freins au shopping et a distingué les réponses par typologie d’activités(service, restaurants, commerces). Il apparait que pour les 3 types de commerce, les freins principaux sont les mêmes : il y a trop de bruit et de circulation, il n’y a pas assez de stationnement, il n’y a pas assez d’espace pour marcher. Deux tiers des répondant·e·s réclament des centres-villes apaisés plutôt que motorisés

À Lille, l’enquête a également cherché à identifier l’opinion des usager·ère·s vis-à-vis de deux mesures récemment adoptées : la limitation de la vitesse à 30km/h, et la piétonisation du centre-ville le samedi.

Que pensez-vous 30km/h et piétonnisation

 

 

 

 

 

 

 

Les commerçant·e·s surestiment systématiquement le poids de la voiture parmi leurs client·e·s, pensent que la voiture est le moyen de locomotion majeur de leurs client·e·s.

Prenons l’exemple de Nancy :

Selon vous, exemple Nancy

Les commerçant·e·s imaginent que 77% de leurs client·e·s viennent en voiture, alors qu’il s’agit en réalité de 35%. De même, ils pensent que seul 1% des client·e·s vient en vélo, alors que c’est 13%. Ils sous-estiment aussi grandement la part de piétons (11% contre 39%).

Autre constat à ce sujet, les commerçant·e·s qui viennent eux/elles-mêmes en voiture estiment d’autant plus que leurs client·e·s viennent en voiture. C’est la même chose concernant les autres modes de déplacement, il y a donc une projection de son cas personnel sur ses propres client·e·s.

Une étude menée dans 14 villes espagnoles[2] à partir des données de transaction bancaire a par ailleurs démontré que la piétonisation permet d'augmenter significativement le chiffre d'affaire des commerces et que l'effet est encore plus important dans les villes petites à moyennes.

 

Rappelons-nous que tout changement demande du temps et peut sembler impressionnant a priori. Un exemple ? Dans les années 1960-1980, la plupart des places des villes étaient devenues des parkings géants :

bruxelles_hier_et_aujourdhui

Grand Place à Bruxelles au début des années 1990 et aujourd'hui. 
Xavier Damman

 

Il a fallu bousculer les esprits pour rendre à nouveau piétonnes ces places, et pourtant, on n’imagine plus aujourd'hui nos grandes places transformées en parkings.

Par ces travaux et en particulier au travers des enquêtes qu'il a mené, Mathieu Chassignet vise à objectiver la réalité des déplacements des client·e·s vers les commerces de centre-ville et à mettre en évidence que les croyances des commerçant·e·s, influençant les élu·e·s, sur l'importance de favoriser un accès automobile ne sont généralement pas fondées. Le grand message de Mathieu Chassignet était donc de mener des enquêtes pour connaitre réellement l’opinion des usager·ère·s, afin de ne pas prendre des mesures déconnectées de la réalité.

 

La conférence a été suivie d’une table ronde, dont les échanges sont repris ci-dessous.

 

Serge Mignonsin, Co-fondateur et gestionnaire opérationnel de la coopérative Rayon9.

La coopérative est active depuis 2016 dans le secteur de la cyclo-logistique et a pour mission sociale d’offrir des conditions de travail correctes pour les travailleur·euse·s cyclistes. Il n’y a pas une uniformité dans leur clientèle, la coopérative sert tant de très petits artisans que de sociétés d’envergure nationale ou internationale.

Considérez-vous que le fait d’être un acteur de la cyclo-logistique vous confère un devoir de sensibilisation ?

Ce n’est pas un objectif de Rayon 9, mais lors de la fondation, les fondateurs pensaient déjà que montrer qu’on peut livrer des colis à Liège en vélo, pouvait convaincre des personnes à Liège de reprendre le vélo. Et c’est ce qu’il se passe : des coopérateur·rice·s ont déjà témoigné que le fait de voir les cyclistes de Rayon 9 leur a donné envie de se mettre au vélo et de laisser la voiture au garage.

Quels sont les freins que vous rencontrez au quotidien ?

Mis-à-part les problèmes actuels de mobilité que tout le monde connait, le principal frein au développement de la cyclo-logistique est la conception que tout un chacun peut avoir de la cyclo-logistique. La cyclo-logistique et les solutions qu’elle propose sont méconnues et Rayon 9 est souvent associé aux plateformes ubérisées. En réalité, il n’y a pas grand-chose que Rayon 9, ses cyclistes et leurs vélos cargos ne peuvent pas transporter.

Emmanuel Pecqueux, Gérant de la Librairie Toutes Directions.

Cette librairie du voyage se situe dans le cœur historique de Liège et attire des clients qui viennent d’autres villes belges, car il n’existe plus de librairie de ce type en Région wallonne. Emmanuel a d’autres visions par rapport à la mobilité et à l’accessibilité, mais aussi sur les nouveaux modes de voyage, plus respectueux de l’environnement.

Qu’est-ce qui vous a motivé à installer le parking vélo ?

Emmanuel va à vélo au travail tous les jours, et le rack à vélo a été hérité du Beerlovers, café voisin qui a fermé. Un nombre conséquent de client·e·s de la librairie viennent à vélo, puisque l’accès en voiture est compliqué. La librairie détient le label « Bienvenue Vélo » de la Région wallonne. Ce label est octroyé par le commissariat général de tourisme de la région si le commerce permet : l’accès à un parking, un accès aux toilettes, si on peut remplir sa gourde et s’il y a un nécessaire pour les réparations. Ce sont des signaux positifs pour le tourisme, mais aussi pour la clientèle cycliste.

Est-ce qu’il y a une dynamique entre les commerçant·e·s pour développer ce type de mobilité ?

Pour le moment, ce n’est pas possible, les commerçant·e·s sont dans une expectative de ce qui va arriver avec le tram, et ne parviennent pas encore à se projeter. Il·elle·s ont envisagé l’idée de constituer un hangar près du centre pour rassembler les livraisons et puis de déplacer les colis à vélo, mais il faut attendre de voir à quoi va ressembler la ville.

Florian Vanhamme, Chargé de Mission Mobilité et Environnement au sein de l'ASBL Tous à Pied.

Tous à Pied conseille les communes, les citoyen·ne·s et les commerçant·e·s, pour réfléchir ensemble et renforcer la présence des piéton·ne·s.

Quels parallèles faites-vous entre ce que vous défendez et ce que vous avez entendu aujourd'hui ?

Ce sont des questions qui sont étudiées au sein de Tous à Pied, et Florian avait déjà entendu la présentation de Mathieu Chassignet, donc sont des résultats qu’il connaissait.

Cela conforte le message de Tous à Pied : renforcer place des modes actifs un peu partout. Beaucoup de recherches montrent l’impact positif de la marche sur la personne, mais aussi sur les commerces et la vie locale.

Comment voyez-vous un espace partagé entre piéton·ne·s et cyclistes qui soit serein ?

Cela dépend toujours de la situation exacte. Dans l’hyper centre, la mixité est toujours un peu compliquée. Dans certaines villes, des rues sont bloquées aux cyclistes, par sécurité. En dehors de ces axes, la mixité est possible et l’idéal est d’avoir une voie pour les cyclistes. Chez Tous à Pied, on favorise toujours la place au plus vulnérable, même chez les piéton·n·es, il y a des personnes plus lentes, que les autres doivent respecter.

Quentin Le Bussy, Gérant de Mr Bricolage Liège-Grétry.

Quentin est aussi cycliste quotidien depuis 6-7 ans, tout comme son ménage.

On imagine que les courses au magasin de bricolage ne sont pas nécessairement faciles. Qu’est-ce qui vous a poussé à installer un parking vélo ?

Deux tiers de la clientèle du magasin vient de la rive droite de Liège, l’autre tiers vient de la rive gauche. Mr Bricolage a autant de client·e·s qui viennent chercher une toute petite course qu’une course plus encombrante.

Le magasin est passé dans Today in Liège car leur parking vélo est exemplaire : séparé des places de parking, en plein contrôle visuel des caisses. Quand le parking vélo a été installé, le retour positif des client·e·s a été positif directement. Les employé·e·s de Mr Bricolage ont déjà pensé agrandir le parking mais ce n’est pas encore nécessaire.

La rue Gretry va connaitre une grande révolution avec le busway, comment est-ce que le magasin et le quartier accueille ce changement ?

En tant que citoyen, Quentin est plutôt convaincu de ce type de transport :

Pratiquement, ça va induire des changements dans la manière dont les gens utilisent la rue Gretry. Ça va perturber les choses, mais chacun va devoir s’adapter. La logistique va être plus compliquée, donc Quentin va être attentif aux détails pour s’assurer que les livraisons de camion et autres puissent continuer.

Gilles Forêt, Echevin de la transition écologique et de la mobilité.

Le plan communal de la mobilité a été ré-actualisé et intègre différents modes de déplacements. On vit avec des décisions du passé, qu’il faut actualiser. Gilles est soucieux de la collaboration avec acteurs publics, privés, associatifs.

Vous avez voté le plan communal, on sait que Liège, avec le tram et le busway, va connaitre de grands changements. Aujourd'hui, est-ce que la ville a une ambition et une vision d’ensemble, plutôt que de petits changements, place par place, en fonction du passage du tram ? Est-ce qu’une enquête comme Mathieu l’a présentée vous séduit ?

La mobilité s’inscrit dans le cadre plus large de la transition écologique et les citoyen·ne·s ont des attentes fortes. La ville a une vision plus large, et a pu rassembler 24 bourgmestres pour le plan communal. Beaucoup de chantiers sont en cours de concrétisation. Le tram est la dorsale qui va reconfigurer la ville. Les piéton·ne·s et cyclistes ont été plus intégré·e·s au plan communal, on essaye d’éviter une certaine mixité, qu’on sait parfois compliquée. L’implication des acteurs de terrain, tels que le GRACQ, est beaucoup plus importante en amont qu’avant, on peut s’en réjouir.

Gilles comprend que les citoyen·ne·s s’impatientent, n’oublions pas ces travaux sont complexes. Il est très attaché à l’objectivation des situations, et au fait de pouvoir nourrir le débat avec des données. La ville a beaucoup investi dans la collecte de donnée ces dernières années, notamment avec le monitoring de la mobilité à Liège. Certaines données doivent être affinées pour pouvoir prendre les meilleures décisions possibles. Par rapport aux perceptions voiture-vélo des commerçants, collecter des données objectives permettrait de les déconstruire.  

 

Pour aller plus loin :

https://blogs.alternatives-economiques.fr/chassignet/2021/12/16/mobilite...

https://www.cerema.fr/fr/centre-ressources/boutique/mobilites-transports...

https://www.gracq.org/actualites-du-velo/quartiers-apaises-la-mort-du-co...

https://www.rtbf.be/article/pietonniser-les-quartiers-commercants-fait-i...

https://transitec.net/images/ref-downloads/D0-8_2200-Pause_Technique_3.pdf En particulier p.23, 'Le trafic s'évapore, un impact négatif ?'

 

[1] Retrouvez son blog «Pour une mobilité durable et solidaire» ici : https://blogs.alternatives-economiques.fr/chassignet

[2] Yoshimura, Kumakoshi, Y., Fan, Y., Milardo, S., Koizumi, H., Santi, P., Murillo Arias, J., Zheng, S., & Ratti, C. (2022). Street pedestrianization in urban districts: Economic impacts in Spanish cities. Cities, 120, 103468–. https://doi.org/10.1016/j.cities.2021.103468